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Tordères est un village de la plaine du Roussillon, dans la partie sud-ouest, presque caché au piémont des Aspres. Il apparaît très tôt dans les archives, et avec un certain luxe de détails : c’est en effet le 14 juin 899 que le roi Charles le Simple confirmait la possession de ce lieu à Anne, petite-fille du comte Bera (premier comte carolingien de Barcelone) et à Étienne, son époux. Leur fils Aton en vendit la moitié, le 18 septembre 927, à l’évêque d’Elne, l’autre moitié, échue à une sœur d’Aton, se trouvant, le 1er octobre 965, léguée à l’abbaye bénédictine d’Arles, en Vallespir. Cette abbaye voulant consolider sa possession du lieu, elle provoqua, le 18 décembre 993, un plaid solennel sous la présidence de la vicomtesse douairière de Castellnou, pour en délimiter les limites et les confronts, selon les dires des témoins les plus âgés qu’on put convoquer à cet effet ce jour-là.

À vrai dire, cette « documentation » exceptionnelle ne nous donne presque aucune lumière pour commenter l’édifice actuel de Saint-Nazaire de Tordères. Il existe d’ailleurs une ambiguïté, déjà relevée par Pierre Ponsich, qui n’a pu être éclaircie : le diplôme de 899 dit que l’église située dans la villa de Tordères se nomme Saint-Martin, qui est le nom que conserve aujourd’hui celle du territoire voisin de Fourques. Les deux n’étaient-ils pas confondus au Moyen Âge ? Si c’était le cas, et si l’église citée en 899 est bien celle de Fourques, il faudrait penser que Saint-Nazaire de Tordères est une création plus tardive, issue de la scission des deux territoires. Mais, bien sûr, on ne peut exclure non plus un changement de dédicace de l’édifice, puisque Saint-Nazaire n’apparaît, avec ce nom, dans les textes, qu’en 1116 à l’occasion de sa consécration par l’évêque d’Elne -, soit deux siècles après le premier document. Quoiqu’il en soit, l’abbaye d’Arles semble avoir conservé et consolidé sa domination sur Tordères, tant au spirituel elle possède l’église, perçoit les dîmes et nomme le curé qu’au temporel elle est seigneur du lieu , jusqu’à la Révolution.

Saint-Nazaire de Tordères est aujourd’hui un vaisseau moderne, vraisemblablement du XVIIe s., orienté nord-sud. Le plus probable est qu’il s’agit d’une église « retournée », ou plus précisément d’une église agrandie par une reconstruction perpendiculaire à l’ancien édifice, transformant son flanc sud en façade et son abside primitive en chapelle latérale. On connaît bien d’autres églises médiévales qui ont connu semblable évolution, comme les églises de Catllar ou de Campoussy, pour ne citer qu’elles, dans les Pyrénées-Orientales. Ce vaisseau moderne est charpenté sur arcs diaphragmes, à quatre travées, avec de petites chapelles latérales. La première chapelle, à droite, est sans doute l’abside médiévale, dont nous reparlerons. Dans une des chapelles du côté ouest se trouvent les fonts baptismaux, cuve monolithe médiévale posant sur une base en forme de chapiteau. L’église primitive étant construite sur le sommet d’une éminence rocheuse, son extension vers le nord vit la nécessité d’un abaissement du sol, excavé de quatre marches dans le schiste, et sans doute un remblaiement à l’autre extrémité, du côté du sanctuaire. L’église a d’ailleurs conservé une pente prononcée dans cette direction. L’abside nouvelle est de plan carré, couverte d’une voûte d’arêtes et flanquée d’une sacristie plus tardive qui a oblitéré une fenêtre ouverte vers l’est. Elle abrite un retable du XVIIIe s., orné de colonnes et de statues baroques, avec bien sûr au centre la figure du saint éponyme. Ce retable, attribuable au sculpteur roussillonnais Pere Navarra a été peint et doré en 1749 par un artiste du nom de Josep Babores[1]. Le Centre départemental de Conservation et de Restauration du Patrimoine a assuré sa restauration, dans le cadre du Plan-Objets cofinancé avec les services de l’État chargés des Monuments historiques.

Il n’est pas aisé d’analyser les parties anciennes de l’église, qui se composent essentiellement de la façade, et d’une tour élevée à l’emplacement de ce qui devait être l’abside de l’église primitive. Cette haute tour, en effet, qui porte aujourd’hui un clocher-mur à deux arcades[2] plus tardif, est une assez belle construction de plan carré du XIVe ou du XVe s. (?), dont la maçonnerie régulière mais peu soignée s’orne de blocs taillés sur les angles, et d’ouvertures en forme de meurtrières, elles aussi appareillées. À l’intérieur de l’église, elle est largement ouverte par un arc en tiers-point sur ce que l’on peut penser avoir été le vaisseau de l’église médiévale, perpendiculaire, donc, au vaisseau actuel. Mais l’abaissement du sol et l’excavation déjà citée ont profondément modifié les niveaux. On voit, de façon très nette, que les piédroits de l’arc qui ouvre le volume de la tour sur la nef ont leur naissance très au-dessus du sol actuel. Il semble que lors de l’agrandissement de l’église cet espace ait été alors transformé en sacristie, il en subsiste un petit placard portant la date 1692 et un lavabo aménagé dans l’épaisseur du mur, à l’image des éviers des constructions rurales traditionnelles. Ce qui paraît étrange c’est que cette tour-abside ne présente pas, apparemment, de baie d’axe, si ce n’est une ouverture en forme de meurtrière comparable à celles situées sur les autres faces de la tour. La tour a deux niveaux, séparés par une voûte en plein cintre, et répond clairement à un programme de défense, l’aménagement d’une sorte de «réduit» permettant de tenir tête à quelques assaillants ou brigands. Sa face ouest, au-dessus de l’actuelle toiture de l’église, intègre ce qui semble être l’ancien mur pignon de la nef, où se trouve l’unique accès à l’étage supérieur de la tour. Il faut imaginer, toujours dans le schéma d’une église «retournée» que cette porte s’ouvrait dans la nef, à l’intérieur, au-dessus de l’arc triomphal, accessible par une échelle. Quant à la tour, elle semble n’avoir jamais été couverte à son étage supérieur, la voûte intermédiaire portant une toiture en dalles de schiste à deux versants, dont l’évacuation des eaux se fait par des ouvertures pratiquées dans le mur : cette disposition renforce la destination de «réduit villageois» occasionnel de la partie supérieure de la tour. On connaît nombre de dispositifs de fortification d’églises en Roussillon, toujours en superstructure au-dessus de l’édifice cultuel, dont l’étude mériterait d’être reprise.

Le portail actuel de l’église s’ouvre au sud, et paraît dater du XVIIe s. malgré son bel arc appareillé en plein cintre. Il a visiblement été inséré en sous-œuvre dans une maçonnerie plus ancienne. Ce mur sud est-il tout ce qui subsiste de l’église primitive, celle consacrée en 1116 ou une plus ancienne encore ? Si l’angle sud-ouest paraît, avec son harpage alterné de grands blocs, plutôt moderne, il subsiste, au-dessus et à gauche du portail, une petite baie à linteau échancré qui pourrait être pré-romane. Remarquons cependant que cet entourage de baie, formé en tout de quatre pierres, peut avoir été déplacé ou remployé facilement. D’une façon générale, on peut penser que cet édifice a connu de nombreux remaniements, tous n’étant pas identifiables au premier abord. Nous avons d’ailleurs conscience que l’analyse que nous en donnons est superficielle, se fondant sur les observations d’une visite. Une véritable enquête archéologique s’imposerait, avec les moyens techniques et scientifiques requis. Au moins pensons-nous avoir soulevé les principales questions mais il peut y en avoir d’autres.

La Sauvegarde de l’Art français a participé à la restauration de cette église qui reste au centre de la vie communale, même si ses fonctions religieuses sont à peu près réduites, désormais, à la fête patronale annuelle. L’entreprise est toujours en cours, sous la conduite d’une municipalité dynamique et d’un architecte du Patrimoine, M. Bruno Morin. Les travaux déjà réalisés ont porté principalement sur les façades et les toitures, en particulier celles de l’abside actuelle qui ont un profil particulier, épousant la courbe de l’extrados des voûtains, suivant en cela un mode habituel de couvrement de la période gothique (XIIIe et XIVe s.) en Roussillon, dont le souvenir ne devait pas s’être perdu au moment de sa construction. Ils doivent se poursuivre par la mise en place d’une charpente «postiche» à l’intérieur, entre les arcs diaphragmes, les toitures en bois ayant été remplacées par des dalles en béton dans les années 1970, enfin par la modification de la tribune qui doit être relevée afin de dégager l’arrière-voussure du portail principal qu’elle oblitère.

La Sauvegarde de l’Art français a accordé une aide de 4 000 € en 2012 pour le renforcement structurel de la nef et du clocher-tour, pour des reprises ponctuelles de charpente et toiture, et une reprise du réseau d’eaux pluviales.

Olivier Poisson

 

Bibliographie :

F. Monsalvatge, El obispado de Elna, t. III, Olot, 1914, p. 219-220, 280 et 420-421..

J. Sagnes (dir.), Le pays catalan, Pau, 1985, t. II, p. 1072-1073.

S. Leclerc, « Les églises fortifiées en Roussillon », dans Études roussillonnaises offertes à Pierre Ponsich, Perpignan, 1987, p. 223-233.

 Catalunya romànica, XIV, Rossellò, Barcelona, 1993, p. 423-424.

G. Mallet, Églises romanes oubliées du Roussillon, Montpellier, 2003, p. 280.

[1] On trouvera une analyse plus détaillée de ce retable et du mobilier conservé dans cette église sur le site : torderes.jimdo.com/patrimoine-mobilier/ (consulté le 22/08/2016).

[2] Une seule est pourvue d’une cloche.

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