• Supprimer
  • Supprimer
  • Supprimer

Statut
Souscription fermée

Le Cabardès[1] est le pays, au nord de Carcassonne, qui relève de Cabaret, le principal des quatre châteaux de Lastours, ensemble fortifié protagoniste de la Croisade contre les Albigeois et célèbre dans le paysage méridional[2]. S’étendant des portes de Carcassonne aux crêtes de la Montagne Noire, il fut réorganisé en viguerie royale au XIVe siècle. Le cours nord-sud de l’Orbiel entaille le haut du pays et c’est au bord d’un de ses affluents, le ruisseau de La Tourette que se trouve le village éponyme, sur une éminence dominant le cours d’eau, site qui lui donne une scénographie pittoresque très particulière. Cette communauté tient son nom d’une tour, la torreta (en occitan) dont le diminutif vient peut-être de son importance secondaire dans le réseau, assez dense, des châteaux de cette région. Elle n’apparaît pas dans les sources avant le XIIIe siècle, temps troublés où elle est citée comme refuge de certains croyants cathares. Le roi, possesseur du lieu par le fait de la croisade, en abandonna la seigneurie en 1247 aux chanoines de la cathédrale de Carcassonne, qui l’ont tenue jusqu’à la Révolution.

L’église Sainte-Anne est un édifice plutôt étrange, composite et qui, malgré les apparences, ne remonte pas plus haut que le XVIIe siècle. Dominant le village sur un rocher escarpé, l’édifice comprend en fait trois parties : une abside en forme de tour échancrée, largement surélevée au-dessus du sanctuaire, une nef rectangulaire de trois travées, enfin un clocher octogonal perché sur un haut socle, percé d’un passage dans sa partie inférieure. L’abside pourrait bien avoir été implantée dans la tour médiévale qui a donné son nom à la localité et la nef construite pour s’y raccorder[3]. Pour le porche qui porte la tour du clocher, on a souvent dit qu’il pourrait s’agit d’un vestige de château, à mettre en relation avec la tour. Mais l’examen des lieux ne corrobore pas cette hypothèse, ce porche n’ayant aucune des caractéristiques d’une porte, en particulier aucune trace de gonds ou de feuillures pouvant recevoir une fermeture, pas plus qu’aucun ouvrage défensif ou protecteur. Il semble plutôt que vu l’exiguïté du site et l’arrivée à cet endroit d’un chemin important, on ait juché le clocher sur la voie publique, faute d’autre espace disponible, en ménageant le passage à travers la base de la construction. Bien déconcertante est aussi la forme donnée au clocher lui-même, tour carrée sommée d’un double étage de plan octogonal percé d’ouvertures géminées et couvert d’une courte flèche en maçonnerie. Mais si le type en est incontestablement médiéval, la facture et la construction dénotent une mise en œuvre de l’époque moderne. Le plus plausible est que, comme l’a proposé Caroline Serra[4], les habitants de la Tourette aient tout simplement pris modèle sur l’église voisine de Mas-Cabardès (qui présente un clocher semblable, élevé, semble-t-il, au XIVe s.), au moment de construire la leur, désir d’imitation qui ne traduit peut-être que des ambitions très locales.

En effet, il semble bien que la communauté de la Tourette n’ait pas constitué une paroisse avant 1660, date à laquelle elle s’est séparée, au spirituel, de sa voisine Miraval. Jusque-là, les deux communautés partageaient la même église, Saint-Pierre de Vals, isolée plus en aval, abandonnée à cette date. Les ruines en sont toujours visibles et c’est là que se situe le cimetière. Cela dit, le scénario de la construction d’un lieu de culte à la Tourette doit être plus complexe : d’une part, la nef de trois travées semble datée (construction ou réparation) par une inscription portant la date du 19 mai 1646 et les noms du maître-maçon (?) et des deux consuls de cette année-là, Moulerat et Vidal[5] ; d’autre part, la cloche de l’église, dédiée à sainte Anne, est datée de 1594. Il est bien possible qu’il y ait eu dès le XVe ou le XVIe s. une chapelle au village, dépourvue de statut paroissial, peut-être la chapelle castrale si l’on pense que la tour située sur son éminence rocheuse pouvait en comporter une. Les guerres de Religion n’ont pas épargné La Tourette et la partie de la tour située au-dessus de l’abside proprement dite pourrait bien avoir été aménagée en réduit villageois pouvant mettre quelques personnes à l’abri. Cette église ayant été progressivement agrandie, en particulier en 1646, on put en arriver à la séparation d’avec Mireval en 1660. Mais ce ne sont là que des conjectures, aucune documentation ne permettant d’être plus précis.

La tour-abside, qui se trouve à l’aplomb du rocher, est aujourd’hui enduite, ce qui ne permet pas d’analyser ses maçonneries. Elle est orientée. Au-dessus du sanctuaire (qui n’est pas voûté) se trouve un espace clos, autrefois accessible par une porte bouchée défendue par une bretèche toujours présente. Cet accès, très en hauteur, ne pouvait être atteint que par des échelles ou d’autres dispositifs hors-œuvre disparus, difficiles à imaginer. Tout le flanc nord de la tour-abside, ainsi que celui de la nef, sont recouverts de plaques de schiste vert-brun assujetties par des tenons métalliques, pour protéger l’édifice de l’humidité et des intempéries, selon une façon de faire typique de la Montagne Noire. L’esthétique de tels parements est impressionnante. Au nord de l’abside, une sacristie a été construite en 1882, comme l’atteste une inscription[6]. Étant donnée la topographie du site, cette pièce ajoutée est établie comme un pont, sur deux arcs parallèles, ce qui ajoute au disparate et au pittoresque de l’ensemble.

La nef comporte trois travées, dont une flanquée de chapelles peu saillantes formant faux-transept. Son entrée se fait au nord, par un portail simple protégé par un porche en maçonnerie, couvert d’une voûte, où l’on entre sur le côté est, sans doute pour se protéger des vents dominants. Quelques éléments de mobilier ancien sont signalés dans cette église, dans laquelle nous n’avons malheureusement pas pu entrer lors de notre visite des lieux (août 2018).

Le clocher est composé de plusieurs parties : d’une part une tour carrée, en maçonnerie de schiste, en forme de passage à la partie inférieure. Ce passage est ouvert et traversant, et ne peut être fermé par une porte, aucun ressaut ou feuillure pouvant recevoir des vantaux n’y étant aménagé. Le passage est voûté en berceau brisé, non enduit. On remarque, dans les murs nord et sud de la tour, des arcs de décharge en schiste, au-dessus des arcs de tête de la voûte du passage. Au-dessus de celui-ci se trouve une petite salle à l’étage, éclairée par une fenêtre donnant au sud. Sur le fût carré s’élève une tour octogonale[7], établie avec un léger retrait, à deux étages. Les faces de l’octogone sont irrégulièrement percées de baies géminées et une tourelle d’escalier carrée assez envahissante monte du sol, à l’angle sud-est du clocher, pour donner accès aux étages. L’octogone est coiffé d’une flèche pyramidale en maçonnerie, trapue, ponctuée d’un fleuron en fer forgé. Comme on l’a déjà signalé, cette architecture suit un modèle médiéval, mais la facture de la construction traduit l’époque moderne, sans d’ailleurs aucun raffinement technique. On observe en particulier que les arcs des baies géminées ne sont pas des arcs, mais des linteaux échancrés taillés presque maladroitement dans de grands blocs de pierre calcaire. Il est assez émouvant, somme toute, de voir les ambitions d’un village modeste, situé dans un terroir mouvementé et difficile, se manifester de cette façon. On aimerait pouvoir préciser mieux l’histoire vraie de cet édifice et de ceux qui l’ont conçu et construit.

Le clocher avait été seul inscrit au titre des monuments historiques en 1948 – on devait, à l’époque, le présumer plus ancien qu’il n’est –, mais le dossier établi en vue des travaux nécessaires pour la reprise des toitures et du clocher a permis l’extension de cette mesure de protection à l’ensemble de l’église en 2013. Les travaux ont pu avoir lieu en 2016, campagne à laquelle la Sauvegarde de l’Art français a contribué à hauteur de 7 000 €.

Olivier Poisson

Notes

[1] En occitan Cabardés.

[2] Voir par exemple H.-P. Eydoux, Châteaux fantastiques, Paris, 1969.

[3] Un procès opposant la communauté au chapitre de Carcassonne décrit en 1407 la tour comme « meschante tour rompue comme un colombier et pour ce que nome et consones rei appelle turette ».

[4] Outre quelques références de base, les éléments d’information de cette notice sont principalement tirées du dossier établi par Caroline Serra, architecte du Patrimoine, pour les travaux projetés à cette église (recherches historiques par Élisabeth Martin), 2013.

[5] Relevée ainsi par Roger Hyvert en 1947 : « le 19 mai 1646 par ni vitalis / a vidal i moulerat con / suls la presento anneo ». Je n’ai pas vu moi-même cette inscription.

[6] Disposée sur trois pierres sur la façade est : Basile et Léopold Mahoux maçons ; Cazabaut curé ; 1882.

[7] L’octogone n’est pas complet, puisqu’il ne comporte que trois « pans coupés » au lieu de quatre, par rapport au carré de base, à cause du raccord de la tourelle d’escalier ; c’est, si l’on veut, un « heptagone »…

Le projet en images