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Somme affectée
6 071 €

Statut
Souscription terminée

Jean-Louis Bézard peint cette œuvre alors qu’il est pensionnaire à la prestigieuse Villa Médicis, qui accueille l’Académie de France à Rome. Le programme prévoit que tous les élèves de 3e année doivent réaliser une « composition en esquisse peinte de leur invention, ne comprenant pas moins de 12 figures ». Mais aux dires de Picot, son ancien maître, Bézard est un insolent. Et plutôt qu’une esquisse, c’est un véritable tableau grand format qu’il décide de peindre. Un tableau incompris par ses contemporains

Ce n’est pas la seule caractéristique du tableau qui choque le public de l’époque. « Plus bizarre encore est le sujet de la race des méchans régnant sur la terre, inventé par M. Bézard », rapporte un critique. Complexe et ambigu, le tableau suscite un accueil mitigé lorsqu’il est exposé à Rome en 1834, puis à Paris au Salon de 1837. Son caractère allégorique et philosophique est sévèrement condamné : « la justice divine ne peut être chassée », assure un certain Drolling. De même, un autre critique soutient qu’il aurait fallu intégrer dans la composition « l’asile de la vertu, ses prochains retours et son inévitable triomphe ».

Les aspects stylistiques de l’œuvre sont eux aussi décriés : « l’analogie est trop frappante avec des tableaux de quelques anciens maîtres ». En effet, plusieurs éléments de la peinture sont empruntés à d’autres œuvres. Le soldat que l’on voit à genoux, à droite, s’apparente ainsi fortement à l’un des personnages de l’Héliodore de Raphaël. On dénonce en outre « une composition obscure, malheureusement conçue, exécutée assez faiblement ». Mais tous ne partagent pas ces avis incendiaires : « dans cette foule où s’exerce la violence, la ruse, la rapine, tous les péchés, tous les forfaits des méchans, il y a des personnages et des groupes entiers d’un haut mérite ».

Bézard, susceptible, procède à d’importants repeints. La justice divine aurait ainsi auparavant porté un glaive, dont il n’y a plus de traces aujourd’hui. Mais la froide réception des années 1830 ne l’empêche pas d’exposer à nouveau son tableau en 1855, lors de l’Exposition Universelle. Une preuve qu’il croit en son tableau !

Un tableau qui voyage

Tombée dans l’oubli, cette peinture devient en quelque sorte un lot de consolation pour l’Etat. En effet, en 1871, l’Etat commande au peintre la copie d’une fresque de Mantegna de l’église degli Eremitani, à Padoue. Mais le grand âge de Bézard – il a alors 72 ans – l’empêche de faire le voyage. Il propose donc à l’Etat sa toile des méchants régnant sur la terre, pour 5000 Francs. L’Etat accepte et dépose l’œuvre au musée municipal des Beaux-Arts de Poitiers en 1874. Le tableau séjourne ensuite au Palais de justice de la ville entre 1948 et 1986, puis intègre à nouveau les collections du musée. Le temps et les multiples déplacements ont laissé leurs traces sur le tableau, sous forme de trous et d’éraflures…

Descriptif de l’oeuvre

Cette peinture met en scène un massacre des innocents dans une Rome imaginaire à feu et à sang, tandis que l’allégorie de la justice divine quitte la terre, abandonnant son épée et son livre.

La moitié basse du tableau présente une multitude de personnages dans une scène de tuerie. Des femmes et des enfants implorent les méchans. Des corps gisent à terre. Un bébé tête sa mère, morte. Une princesse est sur le point de se faire tuer. Un jeune homme richement vêtu tend une bourse à une femme, qui porte un bandeau « corrup ». Des ivrognes s’en prennent à une image de la vierge à l’enfant. Un homme portant une fourrure d’hermine dédaigne une fillette qui le supplie. Bézard s’est appliqué sur chaque détail, chaque personnage. La cacophonie des multiples éléments de son tableau transmet bien l’idée du chaos que fait régner les méchants.

Dans la moitié haute du tableau, on perçoit le château Saint-Ange, à Rome, avec un escalier jonché de corps, et une armée brandissant un énorme drapeau rouge. La justice divine, elle, quitte la ville gracieusement, insouciante ; elle ne paraît aucunement chassée. Au loin, on perçoit un paysage paisible : peut-être l’asile de la vertu qu’on a reproché au peintre d’oublier ?

Une oeuvre ambiguë

Si le thème du sujet est noir, le traitement l’est moins. Nous sommes loin des jeux de lumière agressifs du Massacre des innocents de Tintoret, ou encore des corps torturés de celui de Rubens. Ici, les couleurs sont chaudes et on ne voit pas d’effusion de sang, le peintre ne cède pas à la tentation de l’horreur.

L’ambiguité de l’œuvre laisse le champ libre à de multiples interprétations. Ainsi, certains voient dans le thème du tableau une réponse à La Justice et la Vengeance Divine poursuivant le Crime de Prud’hon (1808), malgré une composition très différente. Pour Michel Caffort, le sujet religieux ainsi que les références à Raphaël placent cette œuvre dans la lignée du mouvement nazaréen – un mouvement artistique et spirituel importé d’Allemagne, qui souhaite replacer la foi au centre de l’art. Une thèse rejetée par Didier Rykner, qui avance que le style du peintre est trop éclectique pour être rattaché à un mouvement en particulier, même si l’œuvre pourrait s’inspirer d’un romantisme noir. L’artiste, lui, n’a laissé aucun élément permettant de trancher et le débat reste ouvert.

L’artiste : Jean-Louis Bézard

Jean-Louis Bézard est un peintre aujourd’hui oublié, qui pourtant à l’époque bénéficiait d’une certaine réputation. Comme Didier Rykner le souligne, on lui a tout de même confié la décoration entière de la cathédrale d’Agen, fait rare à l’époque.

Bézard est né en 1799 à Toulouse. Il fut l’éleve de Picot, puis de Guérin à l’école des Beaux-Arts. Après de nombreux essais infructueux, il obtint enfin le prix de Rome à 30 ans, en 1829, pour Jacob et Benjamin. De 1830 à 1834, il séjourna à la Villa Médicis à Rome, où il réalisa notamment La race des méchants puis le Martyre de Saint Saturnin, qui reçut la médaille de première classe. Dans la suite de sa carrière, entre le Sud-Ouest et Paris, Bézard décore de nombreuses églises (la coupole de l’église Saint-Augustin à Paris, la cathédrale Saint-Caprais à Agen…), réalise des portraits, s’essaye aux vitraux.

Malgré son apparence de bon élève (étudiant aux Beaux-Arts, prix de Rome, pensionnaire à la Villa Médicis…), il se montre critique face à l’Académie, une institution selon lui « plus de notre temps, puisqu’en dehors d’elle il se trouve autant et plus de mérite que dans son sein ». Il embrasse l’idéal républicain et souhaite éduquer, moraliser les masses. Malgré ses réalisations monumentales, il meurt dans l’indifférence en 1881.

Bibliographie et sources

  • RYKNER Dider, Jean-Louis Bézard (1799-1881). Catalogue de l’œuvre, Bulletin de la Société d’histoire de l’art français, Paris, 2001
  • CAFFORT Michel, Les Nazaréens français. Théorie et pratique de la peinture religieuse au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009

Projet mené par Nadia Goupil, étudiante à Sciences Po, et Pauline de Poncheville

Le projet en images

Détail du tableau de Bézard