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Statut
Souscription fermée

Dans la dernière vallée cévenole du Vidourle, avant que celui-ci ne gagne les garrigues et la plaine, l’église Saint-Vincent de Cros est la paroisse d’un territoire de hameaux dispersés, sans chef-lieu. La morphologie de cette communauté n’a, semble-t-il, pas varié depuis le Moyen Âge, mais, dans cette région, l’histoire et l’historiographie de l’édifice religieux sont marquées par la Réforme au XVIe s. et par les guerres qui l’ont suivie, jusqu’au début du XVIIIe (guerres de Religion proprement dites, guerre de Rohan, révolte des Camisards). L’histoire médiévale de l’édifice est silencieuse : c’est encore, probablement, une conséquence de ces événements sur la conservation des documents. La première trace subsistante dans les sources de l’église ne date en effet que de 1384 : simple mention, ecclesia sancto Vicensio de Croso, dans une liste de dénombrements de communautés de la sénéchaussée de Beaucaire. L’édifice est plus ancien, de deux siècles environ, mais sa construction, les édifices auxquels il a probablement succédé et sa vie avant la Réforme restent dans les ténèbres.

Il est raisonnable de penser que c’est dans le développement du réseau paroissial du diocèse de Nîmes – lui-même fondé au Ve s.[1] –, au cours du Xe ou du XIe s., qu’une telle division ecclésiastique a pu, sinon apparaître, du moins se stabiliser. La dédicace à saint Vincent, martyr de Saragosse, est une titulature ancienne, qu’on rencontre dès les Ve et VIe s. dans un territoire très large, mais dont il est difficile de tirer un argument. Quant à l’édifice aujourd’hui conservé, s’il adopte certaines formes associées au premier art roman de cette époque, sa réalisation paraît cependant relever techniquement du siècle suivant, comme nous le verrons.

 

La Réforme, en ce pays, dans les années 1560, est un mouvement puissant, porté par la société quasiment unanime. Il ne reste plus, dès cette époque, un seul catholique à Cros. Durant les guerres de Religion, la destruction des édifices catholiques est systématique : elle est d’ailleurs une des marques symboliques que la Réforme impose sur les territoires qu’elle contrôle. Même si le fait n’est pas documenté à Cros de façon précise (il l’est plus largement pour le bourg voisin de Saint-Hippolyte-du-Fort, par exemple), il y a tout lieu de croire que ce fut le cas de Saint-Vincent. En effet, l’abbé Goiffon, dans ses Monographies paroissiales (1900), cite une visite épiscopale de 1675 qui, selon lui, « constata que l’église pourrait être rétablie facilement et à peu de frais, les murailles étant encore en leur entier jusqu’à la naissance des voûtes ; celles du chœur étaient cependant un peu plus basses[2] » ; l’examen de l’édifice paraît confirmer ces dires, alors que ce procès-verbal semble être introuvable aujourd’hui. Il faut dire que pour détruire les édifices gothiques à plusieurs nefs, il suffisait de saper les piliers à l’intérieur, d’un seul côté, pour provoquer l’écroulement de l’ensemble. Les édifices romans à nef unique étaient moins aisés à abattre, et, si bon nombre ont été détruits par la sape du mur sud – destruction d’esprit « militaire » – entraînant la voûte, d’autres ont pu être démolis plus progressivement, en s’attaquant à la voûte par le haut, au pic, comme agiraient un maçon et son équipe, sans provoquer d’effondrement généralisé. C’est, semble-t-il, le cas de l’église de Cros, où d’ailleurs le cul-de-four de l’abside a visiblement été démoli, alors qu’il subsiste intact, en général, quand on procède à la destruction expéditive de la nef[3].

 

Il faut attendre la révocation de l’Édit de Nantes pour voir les habitants de Cros convertis (au moins en apparence) par force et obligés de fournir à la dépense pour restaurer l’église et le presbytère. En 1688 (25 juin), trois ans après la Révocation, une nouvelle visite épiscopale (dont le procès-verbal est cette fois conservé) constate l’état fonctionnel de l’église, couverte de voûtes, munie d’une sacristie sur son flanc nord, et à laquelle ne manquent que des vitres aux fenêtres[4]. En 1690 (28 juillet), une autre visite prescrit de remonter le pavé pour combattre l’humidité[5]. En 1694, est créé le diocèse d’Alès, pour « encadrer » plus étroitement la population nouvellement convertie. Cros, paroisse dans laquelle il n’y a pas eu de présence catholique pendant plus d’un siècle (même si les bénéfices ecclésiastiques ont toujours continué d’être détenus et touchés par leurs titulaires), y est rattaché et voit revenir des desservants. Cependant, l’ultime révolte importante des Protestants a lieu en 1702, avec la guerre des Camisards. Dans la nuit du 22 au 23 décembre de cette année-là, l’église est assaillie, et l’on brûle ce que l’on peut brûler : la porte, la tribune en bois, le mobilier. Elle sera rapidement remise en état. La Révolution voit Cros vivre la séquence habituelle, installation d’un curé constitutionnel puis fermeture de l’église jusqu’en 1802. Le presbytère sera vendu en 1809. En effet, avec le Concordat et le rétablissement des cultes, Cros, dont la population protestante est retournée à sa foi, forme une trop petite unité pour être une paroisse indépendante. C’est une simple annexe de Saint-Hippolyte-du-Fort (jusqu’à aujourd’hui), relevant alors du nouveau diocèse d’Avignon qui s’étend de part et d’autre du Rhône, puis en 1821 de celui de Nîmes, rétabli en agrégeant le territoire des trois anciens sièges d’Alès, Nîmes et Uzès. En 1843, un clocher-mur est juché sur la façade et reçoit une cloche.

 

Saint-Vincent de Cros est, malgré toutes ces vicissitudes, une belle église romane, simple et bien construite, au volume remarquablement élancé[6]. Elle se compose d’une nef unique de deux travées barlongues et d’une abside hémi-circulaire ouverte sur la nef sans travée de chœur. La nef est haute de près de 10 mètres, témoignant d’une certaine ambition, d’une forme aboutie. Aujourd’hui, la voûte en berceau, divisée en deux travées par un arc doubleau, apparaît enduite, ce qui ne permet pas de pousser bien loin une analyse archéologique la concernant. Le cordon sur lequel elle prend naissance est porté par de grandes arcades peu saillantes, plaquées sur les murs. Il ne fait pas de doute, selon moi, que cette voûte a été refaite à la fin du XVIIe s., à l’identique de la construction médiévale. Même si le témoignage de Goiffon, historien très partial et parfois peu précis, peut être douteux, il me paraît presque impossible qu’en terre protestante comme ces Cévennes gardoises, il ait pu subsister après la Réforme une église intacte. En outre, les stigmates d’une démolition sont patents à l’abside, à l’extérieur, où l’on voit que seule l’amorce sud conserve ses maçonneries médiévales. À l’intérieur, la voûte en cul-de-four montre des signes d’une construction refaite. Le haut des murs de la nef, à l’extérieur, et en particulier l’amortissement des contreforts, montre également des signes de reprise, alors que, comme semblaient l’indiquer les documents analysés par Goiffon, les murs eux-mêmes paraissent médiévaux sur toute leur hauteur. Ces murs, cet édifice, ont l’air d’être l’œuvre de maçons qualifiés qui l’ont réalisée avec une belle homogénéité d’appareil. Tout y est en pierre de taille, de moyen, voire de petit, module en calcaire froid, et reste dépourvu de tout décor. Il n’y a, dans toute l’église, pas la moindre sculpture, ni même une modénature. On remarque seulement, sur la partie sud de l’abside, à l’extérieur, l’amorce d’une frise d’arcatures, sur le modèle de ces frises d’arcatures dites « lombardes » du premier art roman. Mais ici ces petits arcs sont régulièrement taillés, avec de petits tympans monolithes leur servant d’assise. Une base talutée à la partie inférieure de l’abside témoigne encore de ce soin et de cette précision de la construction, et tous ces éléments constituent pour moi des indices d’une réalisation à placer plutôt au XIIe s., lorsque ces formules de l’art roman ont trouvé leur pleine maturité stylistique et constructive. La porte de l’église s’ouvre à l’ouest dans le mur-pignon, formé d’une archivolte d’une simplicité extrême, à trois arcades, sans tympan. Les deux premiers arcs sont concentriques, tandis que le troisième est légèrement décalé en hauteur. Au-dessus de l’abside, sensiblement plus basse que la nef, un oculus (médiéval ?) laisse pénétrer une abondante lumière. Il y a deux autres baies, à double ébrasement, dans le mur sud, celle de la première travée paraissant originelle, celle de la deuxième ayant sans doute été déplacée vers l’est lors de la restauration de l’église. On voit encore, sur les murs de la première travée, à l’intérieur, les traces de l’installation d’une tribune voûtée, ayant remplacé celle incendiée en 1702, et qui a dû disparaître au XIXe siècle. On remarque encore, dans le mur sud, une petite porte murée, romane. Le cimetière, calme et ombragé de grands cyprès, s’étend au nord.

Fermée au public pour raisons de sécurité en 1997, l’église a fait l’objet d’un programme de travaux confié à Nathalie d’Artigues, architecte du Patrimoine. Les maçonneries ont été confortées et rejointoyées, les couvertures refaites, et les fenêtres munies de vitraux. Pour cette opération, la Sauvegarde de l’Art français a accordé une aide de 10 000 € en 2012.

Olivier Poisson

 

Bibliographie :

Abbé É Goiffon, Monographies paroissiales. Paroisses de l’archiprêtré du Vigan [2éd.], Nîmes, 1900,  p. 155-159.

R. Castanet, Pourquoi restaurer l’église Saint-Vincent-de-Cros, note pour le conseil municipal, 15/03/2011, 4 p.

R. Castanet, Saint-Vincent à Cros, église romane du XIIe siècle, 2013 (document multigraphié réalisé par la commune à l’intention des visiteurs).

[1]Le diocèse primitif de Nîmes ne comprend pas la partie est actuelle du département du Gard, ancien diocèse d’Uzès.

[2]Goiffon, p. 157.

[3]Voir sur le site de la Société française d’archéologie les communications à la Journée d’étude d’Orléans (2013) consacrée aux destructions d’édifices durant les guerres de Religion : www.sf-archeologie.net/Journees-d-etude.html

[4]Castanet, Saint-Vincent à Cros.

[5]Goiffon, p.158.

[6]Deux fois plus haute que large, environ.

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