Occitanie, Pyrénées-Orientales (66)
Arboussols, Église Nostra-Senyora-de-Las-Grades de Marcevol
Édifice
Le hameau de Marcèvol[1] occupe une situation privilégiée, dans un paysage à couper le souffle. Face au Canigou, sur un replat bien orienté propice aux cultures, le lieu paraît comme suspendu. Les maisons du village et l’église qui les domine se regroupent sur une petite barre rocheuse au Nord, ponctuée de figuiers et de chênes verts, tandis que face à eux l’ancien prieuré occupe le rebord du plateau, dont la mosaïque de parcelles est rendue présente par les murets de pierre sèche qui les séparent. Paysage sans doute intact, à peu de chose près, depuis le Moyen Âge.
Ce lieu possède une église dédiée à la Vierge dès le 11e siècle : nous le savons, de façon indirecte, par un document de 1088 où l’un des confronts cités est « la vigne de Sainte-Marie »[2], soit une terre dont le produit sert à l’entretien de l’édifice et du culte. Cette église est explicitement citée en tant que paroisse en 1163[3]. Peu auparavant, en 1129, elle avait été donnée par l’évêque d’Elne, avec tous ses biens et revenus, « au Saint-Sépulcre de Jérusalem », concrètement à un prieuré de chanoines de l’ordre du Saint-Sépulcre fondé au même lieu de Marcèvol au début du 12e siècle[4]. On utilise habituellement cette donation pour dater le prieuré, dont on n’a pas de mention auparavant, l’église étant remise « au prieur Joan ». Toutefois, cela ne dit pas si le prieuré de chanoines naît de la libéralité de l’évêque et avec pour dotation initiale la seule église de Marcèvol, ou s’il n’avait pas été fondé antérieurement avec un patrimoine d’origine laïque, que l’évêque ne faisait que conforter, tout en lui remettant le soin de la paroisse. L’ordre du Saint-Sépulcre, fondé à Jérusalem par Godefroy de Bouillon après la prise de la ville et confirmé par le pape en 1113 comme ordre canonial suivant la règle de saint Augustin, avait pour but la conservation des Lieux Saints. Il reçut dès 1131 un privilège du comte de Barcelone Raimond Bérenger III. De nombreux grands seigneurs catalans avaient participé à la Croisade, en particulier Girard, comte de Roussillon et Guillem Jordà, comte de Cerdagne, mort en Terre Sainte en 1109. Des actes du 13e siècle indiquent que le prieuré de Marcèvol avait reçu de nombreux biens en Cerdagne, Conflent et Capcir. Le prieuré relevait du prieuré Sainte-Anne de Barcelone, du même ordre du Saint-Sépulcre et plus important.
Le prieuré, toujours présent de nos jours, fut édifié à peu de distance du village actuel, avec une église importante, d’abord à une seule nef, puis à trois, rare plan basilical roman dans la région à cette époque. Mais ce n’est pas l’objet de cette notice.
L’église paroissiale de Marcèvol porte le nom de Nostra Senyora de Les Grades[5], ce que l’on peut traduire par Notre-Dame des Degrés. Allusion aux marches à gravir pour l’atteindre (on en compte aujourd’hui une vingtaine), ou aux Quinze Degrés du Temple que Marie gravit pour sa Présentation (fêtée le 21 novembre) ? Cette dénomination n’est toutefois documentée que depuis la fin du Moyen Âge. L’église de Marcèvol, petite église rurale — d’après ses caractéristiques architecturales que nous décrirons plus loin, on a tout lieu de penser que l’édifice cité au 11e siècle soit celui qui nous est parvenu — attire l’attention à la fin du 11e siècle en étant l’objet de legs de personnages importants : en 1091 (un legs[6] du vicomte Guillem de Castelnou, archidiacre d’Elne), en 1106 (un legs du vicomte Hug de Tatzó), en 1119 encore. Le choix du lieu pour l’unique implantation — d’ailleurs précoce — de l’ordre du Saint-Sépulcre dans le diocèse d’Elne ajoute à la liste un signal particulier. Pourquoi cet intérêt pour ce lieu en ce début du 12e siècle ? On peut à ce point évoquer déjà, au moins à titre d’hypothèse, la tradition certainement légendaire, mais attestée anciennement, qui faisait de Marcèvol le lieu de la mort et de la sépulture de la mère du pape Saint Lin, successeur immédiat de l’apôtre Pierre à Rome. Cette tradition était suffisamment établie pour qu’un privilège d’indulgence jubilaire ait été décerné à cette église par le pape. Ce pardon jubilaire avait lieu le 3 mai, fête de l’invention de la Sainte Croix[7], mais seulement les années où cette fête tombait un vendredi[8]. On ne connaît pas la date de cette faveur, mais le renouvellement de celle-ci, obtenu de Clément VIII en 1591, cite un privilège obtenu plusieurs siècles auparavant, dont l’original, du témoignage de l’évêque d’Elne lui-même, aurait disparu dans un incendie. A moins qu’il ne s’agisse de pieux mensonges, cela pourrait expliquer la notoriété du lieu, même à une époque plus ancienne, sous toutes réserves. Quoiqu’il en soit, le pardon de Marcèvol, qui semble attesté déjà à la fin du 14e siècle, a eu un grand succès à l’époque moderne, du 16e au 18e siècles, ce dont témoignent de nombreux documents[9].
Juchée au sommet de l’éminence rocheuse, l’église de Marcèvol est une toute petite église à nef unique, terminée par une abside en hémicycle voûtée en cul-de-four, suivant en cela le modèle le plus répandu des églises romanes du 11e siècle. Toutefois, un simple examen des maçonneries extérieures de l’édifice, sur les murs nord et ouest, laisse voir des différences d’appareil : le mur ouest, dans toute son élévation et son retour du côté nord sont bâtis avec un appareil en « arête de poisson » (opus spicatum), manière de construire généralement attribuée à des époques anciennes. Le mur nord présente un appareil plus régulier, aux lits horizontaux, avec des joints à double ligne incisée, plutôt daté, lui du 11e siècle; à ce mur fait suite une abside à l’appareil semblable, décorée en partie haute de frises d’arcatures aveugles retombant sur des pilastres plats (« bandes lombardes »). Le mur sud est enduit. Ces constructions sont antérieures à la date de 1088, mention la plus ancienne de notre édifice, mention qui, bien évidemment, ne préjuge en rien de celle de son édification. La disposition relative des parties d’appareil différent laisse penser qu’il s’agit d’un édifice qui a connu, au moins, un profond remaniement.
L’église est défendue au sud par un mur de fortification qui aménage en avant de sa façade une sorte de bastion ou de réduit défensif. Cette disposition se doublait autrefois d’une fortification établie au-dessus de l’église, dont les gouttereaux et l’abside étaient prolongés en hauteur par un mur[10]. Cette disposition a disparu, mais nous est conservée par un petit croquis publié en 1856[11]. Le réduit est constitué par une épaisse courtine d’une maçonnerie très grossière, s’appuyant sur les rochers de granite apparents qui forment aussi le socle de l’église, avec un angle arrondi au sud-est. On y entre par une porte à l’est, autrefois défendue par une bretêche dont ne subsistent que les deux corbeaux inférieurs. Cette muraille est percée de plus d’une dizaine d’archères très courtes, réparties sur plusieurs niveaux, qui donnent plutôt l’impression de pouvoir être utilisées par des armes à feu. Il est difficile de dater cette fortification, peut-être apparue assez tard, pour répondre à un moment d’insécurité. Ceux-ci ont été nombreux en Roussillon et d’autant plus aigus ici que Marcèvol est proche de la frontière française qui a prévalu jusqu’à la conquête de 1642. On note, en particulier, les incursions de Protestants à la fin du 16e s., qui ont attaqué Vinçà, tout proche, en 1592.
Le volume est très simple, la nef se raccorde à l’abside, à l’intérieur, par une courte travée de chœur. L’édifice est éclairé par une baie au sud (celle d’axe de l’abside étant occultée par le retable) et une baie plus tardive, au-dessus de la porte d’entrée. Une sacristie a été construite à l’époque moderne dans le réduit défensif, ainsi qu’un petit bâtiment, peut-être à usage de logement, dont il subsiste un mur.
L’ornement de cette église est le retable du maître-autel, retable à panneaux peints réalisé en 1527 par le peintre de Perpignan Jaume Forner, à la demande de la Communauté des prêtres de Vinçà, à laquelle le prieuré du Saint-Sépulcre avait été uni en 1484[12]. Marcel Durliat a signalé cette œuvre dès 1954[13] , dont, en particulier, le saint Pierre de la prédelle est remarquable. Ce retable provient de l’église priorale, vendue comme bien national à la Révolution : à la différence de bien d’autres communautés, les habitants de Marcèvol n’ont en effet pas profité de l’occasion pour transférer la paroisse dans la grande église. Ils n’en avaient sans doute pas les moyens[14]. Comme le prévoyait la loi, les objets du culte furent cependant transférés, ce qui permit la conservation du retable. En fait, ce retable a été réassemblé et une partie de ses panneaux repeints, au 19e siècle. Il n’était peut-être pas en bon état, ou a dû être remanié pour s’adapter aux dimensions étroites du chevet de la petite église. Seule la prédelle est intacte. L’église conserve encore une image sculptée de la vierge à l’Enfant, de la seconde moitié du 13e siècle[15].
L’église donnant des inquiétudes pour sa stabilité — et ce malgré la construction quelque peu intempestive de contreforts en façade nord il y a plusieurs années —, une étude technique a été confiée à l’architecte du Patrimoine B. Morin, à laquelle la Sauvegarde de l’Art français a apporté un concours de 5 000 €.
Olivier Poisson
Bibliographie :
Sarrète, Le Pardon de Marcèvol, Perpignan, imprimerie de Joseph Payret, 1902, 15 p. [Extrait de Revue d’Histoire et d’Archéologie du Roussillon].
Durliat, Arts anciens du Roussillon, Perpignan, Conseil général des Pyrénées-Orientales, 1954, 264 p.
Ponsich, « Limites historiques et répertoire toponymique de lieux habités de Rosselló, Vallespir, Conflent, Capcir, Cerdanya, Fenolledès », Terra Nostra, n°37, 1980, 199 p.
Sagnes, (dir.) Le Pays Catalan, Pau, SNERD, 1985, 2 vol., 1136 p. [répertoire des communes, t. II, p. 873-1096].
Leclerc, « Les églises fortifiées du Roussillon », dans Grau, M. et Poisson, O. (éds.), Etudes roussillonnaises offertes à Pierre Ponsich, Perpignan, Le Publicateur, 1987, p. 223-233.
Cazes, Marcèvol, Prades, Conflent, 1967, 24 p.
Cazes, Le Roussillon sacré [2e éd.], Prades, Conflent, 1990, 196 p.
Cat. Rom 1995 : aa.vv., Catalunya Romànica, VII, Rosselló, Barcelona, Enciclopèdia Catalana, 1995, (p. 305-306).
Mallet, G., Eglises romanes oubliées du Roussillon, Montpeller, Presses du Languedoc, 2003, 334 p.
J-B. Mathon, M-P. Subes (dir), Vierges à l’Enfant médiévales de Catalogne suivi de Corpus des Vierges à l’Enfant (XIIe-XVe) des Pyrénées-Orientales, Perpignan, PUP, collection Histoire de l’Art, 5, 2013, 487 p.
J-P. Garrigue, Arboussols et Marcevol, deux villages, une histoire, Saint-Estève, Les Presses littéraires, 2017, 238 p.
Notes
[1] première mention connue : 1011, dans la bulle de Serge IV pour l’abbaye de Cuxa (Sarrête 1902, p. 3).
[2] Cazes 1990, p.56.
[3] Mallet 2003, p. 183.
[4] Cazes 1967, p. 11.
[5] citée ainsi en 1399, 1688, Ponsich 1980, p. 96
[6] deux setiers d’huile annuels, pour alimenter une lampe perpétuelle.
[7] choix qui n’est pas sans rapport avec l’ordre du Saint-Sépulcre, dont sainte Hélène était considérée comme une sorte de précurseure.
[8] Sarrète 1902, p. 5.
[9] Sarrète 1902, p. 7-14.
[10] Disposition très courante dans la région, et généralement éliminée lors des restaurations modernes : Leclerc 1987.
[11] Albert Lenoir, Instructions du Comité historique des Arts et Monuments, partie 2 : Architecture monastique, Paris, 1856.
[12] Prélude à la suppression complète de l’ordre en 1487. La communauté des prêtres de Vinçà (communauté de séculiers bénéficiaires attachés à l’église de Vinçà) avait occupé en corps, au 15e siècle, la charge prieurale, pour des raisons inconnues.
[13] Durliat 1954, p. 146-153.
[14] La commune de Marcèvol a été réunie à sa voisine, Arboussols, en 1822.
[15] Mathon-Subes, Corpus, n°007, p. 192.
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