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Église Saint-Vincent (d’en haut). Si l’on distingue, aujourd’hui les deux églises Saint-Vincent d’Eus par les surnoms récents « d’en haut » et « d’en bas », c’est évidemment parce que pour le visiteur ou le touriste contemporain, la dualité des édifices pareillement nommés est un peu déroutante et demande une orientation. Il n’en était rien pour ceux qui utilisaient alors ces églises. Cette dualité traduit d’ailleurs, à sa manière, l’histoire du lieu habité, dont il faut dire un mot. Eus apparaît dans les documents dès le tout début du IXe s., comme ipsa Elzina, possession du comte de Barcelone Bera. Cette première mention est d’ailleurs l’une des rares qui soient en langue vulgaire, Elzina désigne l’alzina, mot catalan pour yeuse, chêne-vert, formé sur l’adjectif ilicina, du substantif ilex (quercus ilex). Les sources médiévales ne parlent que du castrum Ylice, avec de nombreuses variantes. En 1035, première mention de l’église, dédiée à saint Vincent et à saint Jean, donnée par le comte Guifred à l’abbaye de Saint-Martin du Canigou, qu’il avait lui-même fondée peu après l’an mil, et où il devait se retirer simple moine la même année pour y mourir en 1049. Cette église est consacrée une première fois en 1053, elle est toujours conservée au pied de la colline où s’étage aujourd’hui le village (c’est Saint-Vincent « d’en bas »), non loin d’un lieu-dit vila vella, qui parle de lui-même. C’est que le village actuel doit sa physionomie spectaculaire, étagé sur les pentes d’un contrefort qui domine la vallée de la Tet, à un incastellamento du XIe s., regroupement peut-être autoritaire de l’habitat dans la dépendance immédiate du château comtal fixé sur son sommet. Processus atypique en Roussillon où, à la même époque, les villages ont plus généralement «cristallisé» autour des églises, ou plutôt autour des celleres construites sur la terre consacrée des cimetières entourant les églises, pour les protéger de l’avidité des seigneurs.
À cette époque, c’est donc le château qui domine le site et le village, non l’église. Ce castrum de Elz est inféodé dès 1100 environ et pourvu au tout début du XIIIe s. d’une chapelle, dédiée à la Vierge. Celle-ci semble avoir été rapidement utilisée par les habitants, et l’on voit ses constructeurs, le châtelain Bertran d’Illa et Maria sa femme en faire don à Saint-Martin du Canigou, déjà possesseur de l’église paroissiale en titre, en 1218. Dès ce moment, la paroisse compte deux églises, et si le cimetière reste situé à Saint-Vincent « d’en bas », c’est peut-être l’église mariale du château qui réunit plus fréquemment les paroissiens. Des travaux et des témoignages de dévotion sont signalés dans les archives : 1367, autel de saint Gaudérique ; 1652, chapelle de saint Roch et la cloche dont on sait qu’elle fut fondue pour la deuxième fois en 1634. Quoiqu’il en soit, le château est depuis longtemps abandonné et en ruines lorsque le curé d’Eus, en 1726, se fait le promoteur de la reconstruction de l’église d’en haut, non seulement parce que l’ancienne chapelle castrale est en mauvais état, mais encore parce qu’elle ne peut suffire à contenir tous ceux qui la fréquentent.
Ce choix est évidemment un coup de génie qui transforme la silhouette du village et lui confère la position forte qu’il conserve toujours dans le paysage. Adroitement placée sur la plate-forme sommitale du site, parmi les restes des murailles du château, la nouvelle église dresse sa masse élancée dominée par une tour-porche, visible de très loin. Les travaux de construction, aux seuls frais des habitants, seront faits en moins de vingt ans. Autre surprise de cette histoire singulière, l’église d’en haut, entreprise l’année de la majorité de Louis XV, est une église que l’on peut qualifier de gothique, en tout cas couverte de voûtes sur croisée d’ogives.
Pierre Héliot a étudié naguère la famille que constituent ces églises « gothiques » du Roussillon construites aux XVIIe et XVIIIe s., et il a consacré un paragraphe à Saint-Vincent d’Eus. Son étude n’était qu’une approche d’un ensemble plus vaste et aussi plus complexe. Il s’agit d’une série d’au moins une vingtaine d’églises, de différentes tailles, reprenant toutes le plan à nef unique flanquée de chapelles entre contreforts. Bon nombre d’entre elles sont couvertes de voûtes sur croisée d’ogives, certaines même à liernes et tiercerons. Dans cette série, cependant, la voûte en berceau classique, ou la coupole, ne sont pas absentes, et montrent l’influence des modèles du temps : à l’image de l’historiographie hispanique, il serait plus juste de les nommer « baroques-gothiques » expression qui à leur sujet n’a rien d’un oxymore .
Avant d’entrer dans l’église, que l’on atteint par un perron élevé sous lequel, topographie oblige, il faut passer avant de le gravir, retournons-nous vers le paysage : la plaine alluviale de la Tet, toute couverte de vergers, s’étale au pied du village, cent mètres plus bas ; en face, la masse imposante du Canigou, azurée, formidable et proche ; à droite et à gauche, la vallée s’enfuit, d’un côté vers les plates terres et la mer, de l’autre vers les gorges resserrées et la Cerdagne.
Saint-Vincent d’Eus est donc une église à nef unique, de trois travées, sur laquelle s’ouvre sans transept une abside à chevet plat. L’abside est flanquée de deux sacristies hors-œuvre, et la nef est précédée d’un clocher, haute tour couronnée d’un parapet et amortie aux angles par des piliers cylindriques. Nef et abside sont couvertes de voûtes sur croisée d’ogives. « Le vaisseau central est large et presque trapu, la structure robuste, la membrure puissante. Les chapelles latérales sont voûtées d’arêtes. Au-dessus court un entablement mouluré qui détermine l’équilibre entre les lignes horizontales et verticales. Les arcs sont tracés en plein cintre et les doubleaux retombent sur des pilastres » (P. Héliot). Des dates ont été gravées dans l’église, qui nous donnent le journal de sa construction : 1728, linteau de la sacristie, 1731, arc du sanctuaire, 1739, portail d’entrée, 1742, corniche du clocher, 1743, clé de voûte de la première travée, tandis que les suivantes proclament : charitas fecit haec omnia. Des modèles du gothique méridional l’église a conservé deux traits essentiels : sa couverture à facettes triangulaires, qui épouse le mouvement de l’extrados des voûtes, et son élévation impressionnante, l’édifice n’étant percé d’oculi qu’au-dessus des chapelles, les murs sont aveugles. Mais voilà une caractéristique qui nous renvoie aussi au baroque, puisque ces murs – ainsi que celui de l’abside – sont faits pour que s’y adossent à l’intérieur de hauts retables sculptés, dorés et peints. La documentation conservée cite un auteur pour cet édifice, le maître-maçon François Morato, d’Estagel. La famille Morato est une famille d’architectes, maçons et sculpteurs qui est active en Catalogne (région de Vic) et en Roussillon durant cinq générations, du début du XVIIe s. au début du XIXe, et qui comprend au moins seize artistes ou constructeurs. C’est aussi un Morato qui a construit l’église proche d’Ille, grande comme une cathédrale, l’une des plus majestueuses de la série.
C’est pendant l’édification de l’église, alors que l’on élevait la partie occidentale, que l’on a construit le retable du maître-autel, sculpté par Pau Sunyer et Lluís Baixa, de décembre 1735 à février 1736. Le retable, s’il figure saint Vincent à la prédelle, laisse à la place d’honneur, dans la niche centrale, la Vierge à l’Enfant ; celle-ci, qui date du XVIIe s., figurait sans doute à l’autel majeur de l’ancienne église. Pau Sunyer était le fils du « grand » Sunyer, Josep, l’auteur des retables de Prades et de Collioure, dont la carrière, au nord et au sud des Pyrénées s’étend de 1690 à 1740 environ. Il n’est pas sûr que les autres retables des chapelles de l’église aient tous été construits pour elle : comme tant d’autres paroisses, Eus a pu bénéficier, au moment de la nationalisation des biens du clergé, de dépouilles de couvents perpignanais. C’est sans doute le cas du retable du Rosaire, visiblement une belle œuvre du XVIIe s. à panneaux peints, ici remontés dans une architecture peu respectueuse de la composition originale, avec un grand crucifix placé au centre qui le transforme en retable de la Passion. Deux autres retables à statues sont des œuvres du XVIIIe siècle. L’église abrite la sépulture de Mgr Fourquet, archevêque de Canton (Chine), 1872-1952, natif d’Eus.
Le programme des travaux réalisés en 2004 et 2005 a comporté une reprise de la couverture et une réfection de la zinguerie. La Sauvegarde de l’Art français a apporté 3000 €, versés en 2005.

Olivier Poisson

Bibliographie :
Ph. Torreilles, « La construction d’une église de village au XVIIIe s. », Revue d’histoire et d’archéologie du Roussillon, IV, 1903, p. 33-51.
P. Héliot, « Églises gothiques des XVIIe et XVIIIe s. en Roussillon », Mouseion, Studien aus Kunst und Geschichte für Otto H. Förster, Cologne, 1959, p. 123-133.
A. Cazes, Les églises de la Vallée de Molig, Prades, 1969, p. 33-38 : « Eus »,
P. Ponsich, « Eus », dans J. Sagnes (dir.), Le Pays catalan, t. 2, Pau, 1985, p.939-941.
M.-A. Erra Zubiri, M. Mirambell Abanco, « Genealogia de la família Morato, inventari de la seva obra arquitectònica i bibliografia », Ausa, XIII-121, 1988, p.139-151.
A. Cazes, « Eus », Conflent, 157, janv.févr. 1989, p. 31-58.
A. Cazes, Le Roussillon sacré, 2e éd., Prades, 1990, p. 47 et 80.
P. Ponsich, « Eus », Catalunya romànica, t. VII, Cerdanya, El Conflent, Barcelona, 1995, p.424-429.

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